Cassée en deux, l'ombre pâle gratte. Elle gratte sur un petit carnet des tas de chiffres qui ne semblent avoir aucun sens. La serveuse l'observe d'un œil curieux, étrange personnage qui semble perdu dans une autre réalité, bien loin de sa table sale, de son café dégueulasse et de cette crasse, celle dans laquelle ils paraissent tous englué ici. Elle se dit qu'il a de la chance, cet être diaphane, presque transparent qui erre parmi ces hommes poisseux, hanté par leur odeur rance, leur barbe rugueuse et leur égo difforme. Mais l'ombre ne lui jette pas un regard, trop absorbée. Car elle sait que cet imbroglio numérique renferme un secret. Il faut qu'elle arrive à le percer. C'est la clé de tout... Et il y a les questions qui l’obsèdent. Peut-on hacker l'Imaginaire? Peut-on débrancher la Môme? Peut-on délivrer Aleksei? L'ombre s'arrête soudain de gratter. Elle pose ses yeux vides sur la vitre crasseuse du bar, se contemplant comme l'on regarderait un étranger. Des traits tirés, anguleux, la disgrâce humaine peinte sur sa gueule. J'esquisse un sourire; mon reflet ne me le rend pas. Salaud, lui dis-je. Salaud, même toi tu m'abandonnes, salaud. Les mots sonnent creux entre mes lèvres; je me rends compte que je n'ai pas ouvert la bouche. Et, brutalement, tout semble se distordre avec une douceur infinie, la pièce vibre, se replie sur elle-même, se gerbe et le monde est figé dans une éternelle seconde. Je suis immobile dans mon corps. Tout jaillit, je cligne des paupières, plus rien. Et pourtant. Quelque chose se dérègle là, juste là, derrière la façade frissonnante de la réalité. Quelque chose de dévorant approche; j'ai peur. Mes viscères s'étripent entre elles, poumons asphyxiés et palpitant collé au plancher, échine trempée, elle arrive. Dégage, dégage vite. Le carnet est rapidement fourré dans la poche, le billet de dix dollars abandonné sur le formica, la porte claque, la ligne verte est franchie, je suis dehors.

***

J'erre. J'erre comme un chien sans maitre dans les rues désertes, la ville est une carcasse vidée par un légiste fou et moi, un organe solitaire qui attend d'être jeté à la poubelle. Et, comme pour me donner raison, les nuages vomissent soudain leur pluie acide sur les toits, dernière ablution mortuaire. Je marche à travers les gouttes et je ne crains aucun mal, car Tu es avec moi, contre mon cadavre chaud, encore prisonnière de mon carnet, coincée entre ces pages noircies de mon encre. Paupières closes, j'avance, m'imaginant tout ce que je ferais une fois rentré. Je m'installerais devant l'ordinateur, lancerais le programme qui contient ton image, ton double résiduel ancré dans la réalité. Celui par qui tout a commencé, celui qui m'a donné la clé pour aller dans l'autre monde. Bien sur, il est imparfait; il n'est pas toi et ne le sera jamais car je l'ai créé. Et lorsque que je l'ai compris, j'ai su que tu étais ailleurs, dans l'Imaginaire.

Je rouvre les yeux. Des pas derrière moi clapotent dans les flaques, clap, clap font les chaussures dans l'eau. Je regarde mon reflet dans la boue qui, encore une fois, me parait plus tangible que ma propre personne; il y a des jours où l'on se sent effacé. Et il me dit: c'est lui, c'est lui et il vient pour toi. L'artiste.